(Jazz a la Villette) Episode 2 : August Greene feat. Kenny Garrett

(Jazz a la Villette) Episode 2 : August Greene feat. Kenny Garrett

L’édition 2018 du Festival Jazz à la Villette vient de se terminer. Retour sur trois temps forts du festival, trois concerts magnifiques qui ont marqué les esprits. Ce deuxième épisode est consacré à un moment de grâce : la rencontre entre le super-groupe August Greene et la légende du saxophone Kenny Garrett.

Quelques jours avant le concert, cette affiche n’avait jamais été envisagée. Et puis au dernier moment, les spectateurs de Jazz à la Villette ont appris qu’ils allaient être les témoins privilégiés d’un concert jamais vu : Kenny Garrett allait partager la scène avec le nouveau super-groupe August Greene rassemblé autour du pianiste Robert Glasper, du rappeur Common et du batteur Karriem Riggins. Choc de culture, de génération et de style, la rencontre n’avait pourtant rien d’improbable. En une soirée, l’inconcevable est devenu possible et même jouissif.

Un rebondissement dans la programmation

Sur France Musique, les co-programmateurs Vincent Anglade et Franck Picard ont expliqué les grandes lignes de ce qui a rendu possible ce concert. Kenny Garrett devait jouer avec Pete Rock & The Soul Brothers, qui ont fait « faux bond » moins d’une semaine avant le concert. On ne sait pas quels rouages ont dû être activés en coulisses, mais il se trouve qu’August Greene devait initialement se produire au Trianon le lendemain du concert de Kenny Garrett. Ils ont tout simplement annulé cette date pour être présents à ses côtés. Difficile d’en savoir plus, mais c’est ainsi que quelques jours avant le concert, le festival annonçait la nouvelle affiche. Du bout des lèvres, Franck Picard admettait que ce revirement inespéré rendait la programmation « au moins aussi bien, si ce n’est mieux » que ce qui était prévu initialement. Une manière polie de dire qu’en réalité, le concert venait de passer dans une nouvelle dimension.

La première partie met en avant un jeune groupe de la scène londonienne constitué par le batteur Moses Boyd. Son projet expérimental a la particularité d’utiliser un tuba comme basse. Les thèmes sont surprenants et les solistes naviguent volontairement à contre-courant des clichés Jazz pour explorer de nouvelles possibilités. Efficace, le groupe n’est cependant pas irréprochable. Si chaque musicien est incontestablement un technicien hors-pair, les mises en place parfois étranges de la section cuivre nous font nous hésiter entre volonté artistique ou imprécision musicale. Le projet semble encore en construction, mais reste un groupe outre-manche à suivre de près ! Tout cela ne fait que faire grandir davantage l’impatience de découvrir la rencontre inédite à venir.

August Greene se fait attendre

Pendant l’entracte, les techniciens font des tests sur la sono qui laissent à penser que la balance n’aurait pas été faite pour le groupe suivant. Et puis la lumière s’éteint, la salle reste plongé dans le noir cinq, puis dix minutes. Tout cela ne présage rien de bon. Avec vingt minutes de retard sur le programme, DJ Aktive rentre sur scène sous les applaudissements du public… et avec son sac à dos, qui contient son ordinateur et ses cellules, pas encore installées sur les platines. Rapidement, il lance quelques beats pour faire patienter le public. Pendant ce temps, un technicien part chercher en catastrophe un chargeur de Mac pour le DJ, qui a l’air d’être à peine descendu de l’avion. L’inquiétude grandit, est-ce que ce concert n’aurait pas été précipité ? Cela me laisse le temps de se souvenir du dernier concert de Robert Glasper en France, avec R+R=NOW, son autre super groupe. Si la performance des musiciens avait été exceptionnelle, le show semblait bâclé. Comme si la set-list avait été griffonnée sur un bout de serviette à l’hôtel. A quoi pouvons-nous nous attendre quand les artistes n’ont eu que deux jours pour préparer le concert de ce soir ?

Finalement, les musiciens arrivent un par un sur scène. Tous ont l’air de débarquer sans trop savoir où ils se trouvent. Et puis Common entre sur scène. Et le show peut enfin commencer.

August Greene Common Jazz à la Villette 2018

On oublie alors tout scepticisme, car August Greene est une véritable machine de hip-hop : puissante, bien huilée et terriblement efficace. Le groove est instantané, enrichi par les doigts magiques de Robert Glasper, tenu par la main inébranlable de Karriem Riggins et porté par le flow de Common. Nous voilà face à l’une des formations hip-hop les plus luxueuses jamais formées. Les quelques ajustements sonores sont bien vite noyés dans le débit de parole de Common. Le showman ne montrera pas une faille de tout le concert. Common expliquait en interview que la musique prenait tout son sens lorsque les trois amis travaillaient ensemble. Et on le réalise face à eux : sur la scène de la Cité de la Musique, ce « groupe supernaturel » fait sonner Hip-Hop, R&B, Soul et Jazz comme une évidence.

Kenny Garrett, « The Real Kenny G « , egal a lui-meme

Et le principal événement de la soirée n’a même pas encore eu lieu. Passés quelques premiers morceaux qui nous laissent à penser que c’est bien August Greene qui contrôle la soirée, Robert Glasper annonce tout le plaisir et l’honneur qu’il a d’accueillir sur scène le grand Kenny Garrett. On le présente souvent rapidement comme un ancien saxophoniste de Miles Davis. Kenny Garrett a une très longue carrière solo derrière lui. Toute sa vie, il a magnifié l’art du riff, pouvant tenir des solos époustouflants de vingt minutes en s’accrochant à une seule tournure rythmique. Son son de saxophone alto est reconnaissable entre mille. A 59 ans, Kenny Garrett fait son entrée sous l’ovation du public, et se greffe tout de suite à un morceau du groupe.

Il est difficile de s’exprimer dans un groupe déjà parfaitement équilibré. Kenny Garrett joue quelques notes ici et là, entre deux phases de Common, comme s’il était en train de repérer la tonalité. On croit entendre un démarrage poussif, mais c’est bien le sous-estimer. Quand la rythmique lui laisse enfin un espace, il s’y engouffre avec un plaisir non dissimulé. Enfin, on assiste à la collaboration rêvée : un solo de Kenny Garrett sur une rythmique déjà si impressionnante. Le projet n’avait pas besoin de lui, et pourtant, en voyant Kenny Garrett monter en puissance avec un chorus d’une construction parfaite, on comprend que l’on est face à un alignement de planètes. Une éclipse de plus de deux heures, que nous contemplons sans en perdre un seul instant.

Pour la suite du concert, c’est Kenny Garrett qui prend les rênes. Sans surprise, il interprète l’incontournable Happy People. Passage obligé dans son répertoire, il termine chaque concert avec cette petite mélodie terriblement efficace, en jouant des bis jusqu’à l’épuisement. Dans une configuration si différente de ses habitudes, le saxophoniste nous joue pourtant le même numéro. Et bien qu’il s’exclame avec entrain qu’il s’agit d’un « Remix ! », c’est toujours la même recette. Et Kenny Garrett de continuer dans ses traditions en reprenant Wayne’s Thang. Il entraîne alors un jeu de questions-réponses avec les musiciens : quatre mesure de saxophone, auquel chacun répond avec quatre mesures en solo. Ce format est devenu un « cliché » dans le Jazz, mais ce soir il marque un tournant dans le concert.

En quatre mesures, tout bascule et prend sens

Lorsque Kenny Garrett, devenu le Monsieur Loyal de son propre concert, invite Robert Glasper à lui répondre, le pianiste joue dans une autre tonalité, avec une autre rythmique et des accords venus d’ailleurs. Tout le morceau en est chamboulé, l’équilibre habituel est rompu. En quatre mesures, tous les repères de la musique de Kenny Garrett s’effondrent. Il serait sans doute trop fort de dire que ces quelques accords ont réveillé Kenny Garrett d’une torpeur qui l’enfermait dans une caricature de lui-même depuis des années. Cela serait ne pas rendre hommage à son héritage, mais il est vrai que c’est à ce moment que l’on a senti que la rencontre prenait sens. August Greene a repris ses esprits aussi, et a joué sa musique sur un morceau de Kenny Garrett, qui a alors dû puiser au-delà de ses habitudes pour s’aligner sur le son qui était en train de prendre forme autour de lui. Sous nos yeux, l’alchimie était en train de se créer.

Common a ensuite rejoint la scène, et on a eu droit à des moments improbables, où Kenny Garrett prenait le micro pour ambiancer le public comme un MC avant de lancer Common sur un freestyle et de faire les backs pour lui. Des instants musicaux que l’on aurait jamais pu imaginer. Common brille particulièrement dans l’exercice du freestyle. Tout au long du concert, il gratifie le public de plusieurs improvisations vocales impressionnantes d’aisance et d’inventivité. Il déroule ensuite sa performance, un bon moment du concert est consacré à un medley de l’ensemble de son oeuvre, avec de nombreux morceaux de « Be », son album culte de 2005 : The CornerGO! ou encore The People. Un voyage dans le temps qui ravit les fans et fait bouger timidement les têtes de ceux venus applaudir Kenny Garrett.

Si le public était sans doute partagé par le revirement soudain de la programmation, tout le monde repartira du concert avec un souvenir extraordinaire. L’apothéose de ce moment de grâce a lieu sur le morceau Practice d’August Greene. Kenny Garrett, libéré de son rôle de leader, redevient un temps le soliste ultime. Le groupe lui laisse le temps de développer un long solo, qui n’en finit plus de repousser les limites du morceau et qui transcendent les accompagnateurs. Le morceau évolue en direct sous nos yeux et le concert se termine avec ce solo céleste.

Une si belle rencontre soulevait son lot d’enthousiasme, d’attente et d’inquiétude. Nous n’y avons pas échappé lors de ce concert incroyable. Mais c’est la parfaite cohérence de l’ensemble qui prédomine. En deux jours, ces artistes sont parvenus à proposer un show dans l’ensemble très cohérent. Ils se sont également laissé la liberté de jouer ensemble, de se surprendre et de se surpasser. Ce fut un concert mémorable qui nous donne terriblement envie de voir à nouveau collaborer August Greene et Kenny Garrett.