Alfie

Notre standard du jour a été composé par un duo mythique de Broadway : Burt Bacharach et Hal David. Les producteurs du film « Alfie » leur passent une commande : une chanson promotionnelle qui doit résumer son contenu en quelques minutes. D’abord peu intéressés par cette proposition, ils finissent par s’y pencher après avoir le film, où Michael Caine incarne un jeune séducteur cynique et peu respectueux de la gente féminine.

Très vite, cette chanson est reprise par Dionne Warwick, juste après avoir été écartée par les producteurs du film qui préfèrent faire appel à Cilla Black pour avoir une voix anglaise. Dionne Warwick s’impose immédiatement dans les classements et Alfie devient sa chanson signature.

Tout au long de sa carrière, Burt Bacharach a répété qu’Alfie était la chanson dont il est le plus fier. Dans l’épisode, on écoutera les versions de Bill Evans, Pat Metheny, Stevie Wonder et bien d’autres. Ecoutez pour découvrir quelle est la version préférée du compositeur lui-même !

Je vous souhaite une belle écoute. N’oubliez pas de vous abonner au podcast pour ne rien manquer des prochains épisodes. Et n’hésitez pas à déposer cinq étoiles sur la page du podcast sur iTunes, cela me sera d’une grande aide !

La playlist de l’emission :
  1. Dionne Warwick – Here Where There Is Love, 1966
  2. Bill Evans – Montreux II, 1970
  3. Arild Andersen, Paolo Vinaccia & Tommy Smith– Mira, 2014
  4. Brad Mehldau – Live In Tokyo, 2004
  5. Stevie Wonder – Eivets Rednow, 1968
  6. Pat Metheny – What’s it all about? – 2011

Vous pouvez réécouter la playlist avec des versions bonus sur Soundsgood :

Retranscription de l’episode 13 : Alfie

Bonjour à toutes et à tous, bienvenue dans ce nouvel épisode de Version Standard. Nous voici au douzième épisode et il semble qu’après avoir écouté tous ces morceaux ensemble, on pourrait proposer une classification de l’origine des standards. Le répertoire des classiques du Jazz puise principalement dans trois sources différentes.

Il y a d’abord évidemment les compositeurs de Jazz, les Jazzmen qui écrivent des morceaux purement pour leur propre répertoire, sans se douter qu’ils seront ensuite repris des centaines de fois. Parmi eux évidemment Duke Ellington, Charlie Parker, John Coltrane et beaucoup d’autres. Ce sont forcément des noms que l’on croise beaucoup.

La deuxième source inépuisable est celle des comédies musicales. Les Jazzmen ont ramassé sur les planches de Broadway des mélodies qui leur plaisaient. Parfois elles étaient déjà un peu « jazzy », parfois pas du tout. Certaines ont immédiatement rencontré le succès, et d’autres ont trouvé une seconde jeunesse dans le Jazz.

Notre standard du jour vient d’une troisième catégorie qu’on pourrait appeler « Chansons populaires ». Il peut s’agir de mélodies traditionnelles, folkloriques, d’air très connus pour un tas de raisons évidentes. C’est aussi dans cette catégorie que je mettrai également toutes les chansons issues du cinéma.

En fait notre standard du jour vient de quelque part entre ces deux dernières catégories, car si la chanson Alfie est bien une commande pour promouvoir le film du même nom sorti en 1966, l’histoire vient effectivement de Broadway. Et surtout, les producteurs ont fait appel à un duo historique de Broadway : Burt Bacharach à la composition et Hal David aux paroles.

Lorsqu’ils reçoivent cette commande, ils ne sont d’abord pas emballés. On leur demande une chanson promotionnelle, qui ne figurera pas dans le film, et dont le seul thème est la personnalité du personnage central : un genre de séducteur, égoïste et pas très portée sur l’égalité hommes-femmes. Spoiler alert, à forces de trahisons, il finit vieux et seul avec son chien. Mais le film plaît aux compositeurs qui se lancent dans ce projet.

Burt Bacharach propose aux producteurs de faire interpréter sa chanson par Dionne Warwick, sa protégée qu’il avait repéré alors qu’elle n’était qu’une simple choriste. Mais ils refusent, lui préférant Cilla Black pour avoir une voix anglaise. Quelques mois plus tard, Dionne Warwick enregistrera la chanson quand même. Ironiquement, ce sera sa version qui rencontrera le plus grand succès, et Alfie deviendra sa chanson signature. C’est donc par elle que j’ai choisi de commencer l’émission. Voici Dionne Warwick, qui chante Alfie en 1967.

Dionne Warwick – Here Where There Is Love, 1966

Je crois que vous percevez tout de suite l’esprit de la chanson. Cette version est très proche de la version du film, je me demande si Dionne Warwick ne l’a pas enregistré avec l’envie de prendre sa revanche après ne pas avoir été choisie. Ça a très bien marché parce qu’elle a rapidement dépassé dans les classements la version de Cilla Black. Personnellement je comprends pourquoi, et si vous voulez vous faire un avis, vous retrouverez la version originale dans la playlist postée sur VersionStandard.fr, comme d’habitude.

Mais pour la suite de l’émission je vous ai choisi cinq versions pour naviguer entre différentes ambiances. Peut-être que jusqu’à maintenant, vous n’avez pas vraiment encore entendu pourquoi cette chanson était considérée comme un standard de Jazz. Mais ne vous inquiétez pas, on va entrer dans le vif du sujet avec une version du pianiste Bill Evans. Il en est au moins à sa quatrième apparition dans Version Standard, mais comme je vous l’explique à chaque fois, lorsque l’on cherche de bonnes interprétations de standards, on croise souvent les mêmes. J’ai parlé de lui dans les deux derniers épisodes, donc si vous ne les avez pas encore écoutés, n’hésitez pas à remonter en arrière pour en apprendre plus sur lui.

J’aime beaucoup cette version qu’il a enregistré en live au Montreux Jazz Festival. C’était en 1970 pour la troisième édition de ce festival aujourd’hui mythique, et c’était la deuxième fois que Bill Evans y était en tant que tête d’affiche. Son premier concert là-bas avait également été enregistré et récompensé d’un grammy. On entend dans l’enregistrement les conversations qui ne s’arrêtent pas, des bruits, toute cette vie qui bouillonne autour de la scène. Et ce que j’adore, c’est que même dans cette ambiance, Bill Evans arrive avec une très grande ambition musicale. Vous allez être surpris par le contraste entre cette ambiance de piano bar et le niveau de musicalité qui est proposé. Dès les premières notes Bill Evans nous accroche déjà. Il y a une sorte de beauté tranquille, qui n’est pas là pour s’imposer mais simplement pour être déclamée à qui veut bien l’entendre. Alors tendez l’oreille et écoutez la version d’Alfie par le trio de Bill Evans.

Bill Evans – Montreux II, 1970

Arild Andersen, Paolo Vinaccia & Tommy Smith– Mira, 2014

Avec cette version, nous sommes partis très loin de la composition. De la gentille chanson Alfie, il ne reste plus que son squelette harmonique qui a d’ailleurs été sans doute enrichi de belles couleurs plus complexes. Ce trio tout en équilibre est composé d’Arild Andersen, un contrebassiste norvégien, Paolo Vinaccia, batteur et compositeur italien. Et au saxophone, c’était Tommy Smith, qui lui vient d’Ecosse. Ce trio international a enregistré cet album en 2014 à Oslo. Dans cet album intitulé Mira, ils jouent ensemble d’autres ballades très planantes, où ils laissent le rythme respirer. Dans ce projet un peu avant-gardiste et minimaliste typique de la maison de disque ECM, cette reprise d’un standard est assez inattendue. Mais Tommy Smith a dû entendre dans cette ballade un potentiel qui correspondait à leur répertoire, et effectivement ils parviennent réellement à s’emparer ensemble du morceau et à lui donner l’identité très particulière de leur trio.

Pour la suite, je vous ai choisi la version de Brad Mehldau. Tant que ce pianiste fera des versions des standards que je choisis, il sera dans Version Standard. J’adore chaque note qu’il sort de son piano, tout simplement. Avant de vous donner à entendre sa version, je voulais vous donner une idée de sa conception de la musique. Dans une interview accordée au site « All About Jazz », Brad Mehldau raconte qu’il aime beaucoup le mythe d’Orphée, lorsque qu’au moment de ramener sa femme Eurydice dans le royaume des vivants, il ne doit pas absolument pas se retourner. Pour Brad Mehldau, la musique, c’est ce moment précis où Orphée se retourne et fait face à un moment de grâce qu’il est sur le point de perdre à tout jamais. C’est ce qui donne l’urgence à l’improvisation. Et pour lui, ce qui fait la grandeur de la musique de Bach et Coltrane, c’est de faire donner à entendre une émotion inaccessible qu’on ne peut ressentir qu’à l’écoute immédiate et que l’on perd juste après. Et je pense que c’est aussi la force de Brad Mehldau, il sait ce qu’il doit nous faire ressentir à travers sa musique. Il tente sans cesse d’aller chercher l’inexprimable. Je vous laisse avec ces quelques réflexions découvrir la version d’Alfie en piano solo. Brad Mehldau était en live à Tokyo en 2003.

Brad Mehldau – Live In Tokyo, 2004

Stevie Wonder – Eivets Rednow, 1968

 

C’était la version préférée de la chanson préférée de Burt Bacharach. Oui, son compositeur lui-même dit bien volontiers que c’est la chanson dont il est le plus fier. Et c’est vrai que lorsqu’on arrive à cette cinquième version de Stevie Wonder, on en vient à se demander : « est-ce que je viens d’entendre la plus belle mélodie jamais composée ? » Je laisse cette question en suspens mais ce qui est sûr c’est que la version de Stevie Wonder est pour moi aussi ma préférée. C’est tout simplement le meilleur joueur d’harmonica du monde. Quand je me suis renseigné sur son jeu d’harmonica, j’ai jsute appris qu’il jouait d’un harmonica chromatique, qui dispose donc de toutes les notes et qui est extrêmement difficile à maîtriser. Je suis tombé sur un forum où quelqu’un cherchait quel harmonica il devait acheter pour un son à la Stevie, ce à quoi un sage internaute lui a répondu : « si tu veux jouer comme Stevie Wonder, tu mets un de ces disques et tu fais semblant de souffler dans ton harmonica. » Voilà je pense que tout est dit.

C’est drôle de voir que depuis toutes ces années Burt Bacharach lui-même est investi dans les évolutions de sa chanson. C’est assez rare car souvent les compositeurs se laissent dépasser par la « standardisation » de leurs morceaux. Mais c’est bien lui qui a poussé Dionne Warwick à la reprendre, on le voit d’ailleurs l’accompagner au piano pendant son émission de télévision pour la chanter ensemble. On peut aussi le voir au côté de Stevie Wonder. Il y a une très belle vidéo où on peut voir Burt Bacharach déclarer à Stevie combien il aime sa façon de jouer Alfie. Burt Bacharach a plusieurs fois interprété lui-même sa chansonde manière assez touchante. J’ai failli vous passer une de ses versions pour terminer l’émission, mais malheureusement la qualité des enregistrements n’était pas du tout au rendez-vous…

Car oui, il faut maintenant terminer l’émission. Je vous remercie d’avoir écouté cet épisode de Version Standard. J’espère qu’il vous a plu, que vous avez trouvé votre version préférée et que vous viendrez en discuter sur les réseaux sociaux de Version Standard. Comme vous le savez, vous pouvez vous abonner au podcast pour être sûr.e de ne pas manquer les prochains épisodes. Et si vous êtes sur iTunes, alors laissez 5 étoiles au podcast pour m’aider à le faire grandir !

Avant de vous laisser retourner à la vie réelle, je vous ai sélectionné une dernière version très planante. Elle est extraite d’un album dont le titre reprend la première phrase de la chanson, la question la plus existentielle que l’on puisse imaginer : « What’s it’s all about ? ». Nous allons y répondre avec la version du guitariste Pat Metheny.

Je vous donne rendez-vous au prochain épisode. C’était Version Standard, à très bientôt.

Pat Metheny – What’s it all about? – 2011